CONVERSATIONS 02
Conversations est un format éditorial qui rend compte de rencontres que nous avons à cœur de provoquer, de cultiver, et de partager avec des esprits créatifs, qui comme nous, partagent l’amour du beau, de la recherche esthétique et des histoires riches de sens. Au fil de ces discussions, nous explorons ensemble leurs trajectoires, inspirations, déconvenues, motivations, envies et récits, et tout ce qui se trouve à leurs croisées.
HUGO MAPELLI
Paris, avril 2025, rue du Faubourg du Temple : Conversation entre Hugo Mapelli, photographe, et Shona Nozolino, directrice du studio nina noten.
SHONA NOZOLINO
Bonjour Hugo, très heureuse de t’avoir parmi nous. Peux-tu te présenter, s’il te plaît ?
HUGO MAPELLI
Je m'appelle Hugo Mapelli et je suis photographe. Ce qui m’anime avant tout dans la photographie, c’est l’exploration.
J’ai découvert cette passion un peu tard. Je viens d’un milieu complètement éloigné de l’art, où les métiers artistiques n’étaient pas envisagés comme des options. Tout a changé lorsque j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme. Elle m’a ouvert à ce monde, m’a poussé à m’y intéresser sérieusement. La photo était déjà une passion depuis des années, mais je n’avais jamais osé la considérer comme une voie professionnelle. Je pratiquais simplement sur mon temps libre, sans imaginer que cela pourrait devenir un métier.
C’est elle qui m’a encouragé à aller à la rencontre de photographes professionnels, à comprendre les réalités du métier, à voir comment je pouvais y trouver ma place. À 30 ans, j’ai quitté mon emploi pour devenir stagiaire dans un studio photo. C’est là que tout a commencé. Une longue aventure.
Je pensais rester assistant pendant un an avant de me lancer. Finalement, j’ai assisté pendant dix ans. Et j’ai eu une chance incroyable de faire partie des équipes de grands noms comme Peter Lindbergh ou Hedi Slimane. Je dis bien équipes, car c’étaient de véritables projets collectifs, très intenses et passionnants à tous les niveaux.
Au départ, c’est l’aspect technique qui me fascinait. Mais en les observant, j’ai compris qu’il existait d’autres dimensions essentielles dans le métier de photographe. Des choses bien plus importantes que la technique : la relation humaine, la capacité à créer une connexion avec la personne qu’on photographie, mais aussi à fédérer une équipe sur un plateau. L’ambiance qu’on instaure sur un set se ressent dans l’image. Et c’est ça, finalement, qui fait toute la différence.
Ces dix années ont été incroyablement riches. Puis un jour, Peter nous quitte soudainement. Pour moi, ce fut un tournant. J’ai senti que c’était le moment de passer à autre chose, de me lancer à mon tour.
C’était le début d’une seconde vie, faite de recherche, de travail, d’expérimentations, pour essayer de trouver ma place en tant que photographe, dans cet univers immense et déjà très peuplé.
SHONA NOZOLINO Est-ce que tu as l’impression d’avoir mis du temps à trouver ta patte ? Parce que tu as un style singulier aujourd’hui, que je trouve très fort. Comment y es-tu parvenu ?
HUGO MAPELLI
C’est drôle, parce que je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir une "patte". Je ne sais pas… Il faudrait peut-être poser la question à d’autres. Ce que je sais, c’est que j’ai une pratique, une sensibilité, une manière d’aborder les choses. Avec le temps, on développe des réflexes, des manières de faire, une certaine régularité dans ses choix, dans son regard — et c’est sûrement ça qui finit par créer une forme de cohérence, une empreinte.
Mais le mot patte me fait un peu peur. Je trouve qu’il évoque quelque chose de figé, de reconnaissable à tout prix. Moi, j’essaie justement de rester dans une forme d’instabilité volontaire.
Je dirais que ce qui me guide, c’est cette envie constante d’exploration. C’est presque un paradoxe : peut-être que mon "style", s’il existe, réside justement dans ce refus d’en avoir un trop défini. Ce qui m’intéresse, c’est de continuer à chercher, à inventer, à me surprendre.
SHONA NOZOLINO
Ton approche, assez expérimentale, c’est une manière de rester dans cette dynamique de recherche permanente ?
HUGO MAPELLI
Oui, complètement.
C’est une façon d’échapper à cette contrainte qu’on impose parfois aux photographes : celle de devoir incarner un style bien défini, presque une marque de fabrique. Et je le comprends très bien, j’ai assisté des photographes qui avaient des univers très puissants, très codifiés. Mais ce n’est pas ce que je recherche. Je ne me vois pas enfermé dans un cadre, aussi beau soit-il.
J’ai besoin de liberté.
J’aime profondément la photographie, mais j’aime aussi la diversité des formes qu’elle peut prendre. L’abstrait, la nature morte, le vivant — dans tout ce qu’il a de mouvant, de fragile, de vibrant. Je travaille aussi bien en très grand format, qu’en photogramme, qu’en images plus narratives… Et j’aime changer d’outils, de processus.
La photographie est un territoire immense, et j’ai envie d’en explorer un maximum.
SHONA NOZOLINO
Tu penses que c’est lié à une forme de peur de l’ennui ? Parce qu’il y a des photographes comme Paul Kooiker ou Paolo Roversi, par exemple, qui cherchent à installer quelque chose de plus stable, de plus durable.
Est-ce que tu vois ton travail comme une forme d’antithèse à ça ?
HUGO MAPELLI
Je ne sais pas… C’est peut-être une forme de recherche, oui. En tout cas, ce n’est pas quelque chose de conscient, ni de réfléchi. Mais peut-être qu’au fond, il y a en moi une envie de trouver un style.
Simplement, je ne me sens pas encore prêt à en définir un. Ou plutôt : je ne suis pas prêt à renoncer à tous les autres. Peut-être qu’un jour ça viendra, mais aujourd’hui, j’ai besoin de cette liberté.
Et finalement, ceux que tu mentionnes — Kooiker , Roversi — trouvent peut-être, eux aussi, une liberté dans la rigueur de leur propre langage. Une forme d’apaisement intérieur, dans cette recherche d’une image toujours plus précise, toujours plus juste. Une manière d’interroger sans cesse ce que l’on peut encore apporter au cadre, ce qui n’a pas encore été vu, ni dit.
SHONA NOZOLINO
Justement, ce serait intéressant que tu nous parles davantage de tes manières d’explorer. Quels outils utilises-tu ?
HUGO MAPELLI
Ma démarche est résolument exploratoire, parce que je considère qu’une image passe par plusieurs étapes.
Il y a d’abord la prise de vue, bien sûr : ce moment où l’on construit le cadre, où l’on décide ce qu’on y met, comment on interagit avec son sujet — qu’il soit humain ou non. Le décor, la lumière, la relation… tout cela compte.
Mais ensuite, vient une autre phase, tout aussi essentielle : l’interprétation de l’image. Et c’est là que les outils entrent en jeu.
Le numérique a ses avantages, mais ce qui me parle le plus, ce sont les procédés historiques, notamment argentiques. Je travaille beaucoup avec des techniques anciennes comme le cyanotype ou le photogramme.
Ces procédés introduisent une forme de hasard, d’accident heureux. Il y a une part qu’on ne contrôle pas. Et c’est souvent là que naissent les images les plus justes — pas forcément celles qu’on attendait, mais celles qui finissent par nous toucher.
Avec le temps, on apprend à regarder autrement. En montrant ses images, on les comprend mieux. On les accepte, parfois on les aime plus.
Il y a, dans le geste photographique, quelque chose de profondément physique, de manuel, qu’on a un peu perdu. Or c’est pour moi le cœur du processus.
On reste des êtres humains, traversés par des émotions, influencés par notre environnement, notre humeur du moment… Et ça se ressent dans ce qu’on fait. Les erreurs — les vraies erreurs techniques — peuvent devenir des révélations. Encore
faut-il leur laisser cette chance. Apprendre à les accueillir. Il y a des zones où on peut se permettre de rater.
Au début, je faisais tout moi-même : du développement à l’agrandissement. Aujourd’hui, j’ai compris ce que le développement pouvait m’apporter — et je sais aussi ce que je peux confier à d’autres.
Ce qui m’intéresse maintenant, c’est ce qui se passe dans la chambre noire. Le travail sur le papier, les textures, les lumières, la chimie.
Car là aussi, tout peut déraper : selon l’humidité, la température, ou juste une inattention. Et c’est cette imprévisibilité qui me fascine.
SHONA NOZOLINO
Ce que tu dis sur l’imprévisibilité, sur l’accident, je trouve ça vraiment intéressant. Parce que pendant tes premières années, on sentait un besoin de contrôle, une forme de rigueur… Peut-être aussi parce que ce n’était pas encore ton propre terrain.
HUGO MAPELLI
Oui, exactement.
SHONA NOZOLINO
Et là, aujourd’hui, dans la manière dont tu en parles, il y a quelque chose de presque joyeux. Tu accueilles l’erreur, tu l’acceptes.
C’est rare, surtout dans un monde où tout est fait pour l’éviter.
Alors, comment ça se passe quand tu travailles avec des marques ? Comment tu arrives àfaire cohabiter ces procédés historiques avec les contraintes d’un projet commercial ?
HUGO MAPELLI
C’est vrai que ça peut être une source de stress, parfois.
Mais avec le temps et l’expérience des erreurs justement j’ai appris à les anticiper. Je sais à peu près où elles peuvent se produire, comment les contourner, et surtout comment avoir un plan B.
L’assistanat m’a beaucoup formé à ça. Quand on est assistant, on est le garant technique. On doit tout prévoir, tout maîtriser, et toujours avoir une solution de secours. Et aujourd’hui encore, ça me suit.
Par exemple, sur un projet commercial où j’intègre du cyanotype, s’il se fait à Paris, ce n’est pas très compliqué. Je peux préparer les papiers la veille ou l’avant-veille, et les utiliser le jour J.
Mais si je dois partir à l’étranger avec ces cyanotypes déjà préparé parce que je ne peux pas poser l’émulsion sur plaque là, ça devient plus délicat.
Je me demande si l’émulsion va réagir aux rayons du scanner à l’Eurostar ou bien, si les changements de températures ou de lumières altéreront le rendu ? Il y a toujours des imprévus. On ne sait jamais complètement.
Ce n’est qu’une fois la photo faite que l’on peut enfin respirer.
SHONA NOZOLINO
Et pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas le cyanotype, tu peux nous expliquer simplement ce que c’est ?
HUGO MAPELLI
Le cyanotype, c’est une émulsion photosensible, connue pour sa teinte bleue très marquée, un bleu prusse.
On l’applique directement sur un papier, puis on place un contretype ou un objet en contact avec ce papier. L’exposition aux UV révèle l’image. Ce que j’aime particulièrement, ce sont les photogrammes : on pose directement des objets sur le papier sensibilisé, et ce qui reste, c’est leur trace, leur ombre. Il y a quelque chose de très physique, très immédiat.
C’est une technique que j’ai pas mal développée dans mon travail, et que j’ai réussi à introduire aussi dans des commandes pour des clients. C’est toujours un défi, mais c’est passionnant.
La seule contrainte c’est ce ton bleu monochrome. L’avantage, c’est qu’on peut jouer avec l’émulsion, la teinter différemment, créer ses propres variations qu’on appelle des "virages", pour obtenir des nuances.
Et ce que je trouve très beau, c’est le fait de pouvoir choisir son papier — sa texture, sa transparence — et d’y appliquer soi-même l’émulsion. Il y a un vrai rapport au geste, à la matière.
J’aimerais aussi expérimenter le cyanotype avec des corps, mais c’est plus compliqué. Les temps de pose sont longs, il faut une forte exposition au soleil. Ça peut vite devenir inconfortable pour une personne à photographier…
C’est une direction que j’ai envie d’explorer.
Et puis il y a une autre contrainte, très concrète : l’espace.
Quand on “couche” l’émulsion, c’est le terme, il faut pouvoir le faire avec précision, dans un geste régulier. Et pour ça, il faut de la place.
Ce n’est pas la même logistique que les photogrammes argentiques, où les papiers existent déjà, en grands formats. Là, il y a toute une étape de préparation en amont, c’est aussi ce qui me plaît.
SHONA NOZOLINO
C’est marrant, parce qu’il y a un vrai lien avec cette notion de morphose, cette idée de transformation permanente, de réécriture des images.
Si tu devais nous donner ta propre définition de la morphose, ce serait quoi ?
HUGO MAPELLI
La morphose, pour moi, c’est pas tant que l’image change, c’est surtout le regard que je porte dessus qui évolue. Mon œil, ma sensibilité, tout ce qui se transforme en moi avec le temps modifie complètement ma façon de voir une image, même si elle est reste identique. Et parfois, je trouve une photo que j’avais complètement zappée, rejetée à l’époque, parce qu’elle ne m’allait pas, ou que je ne savais pas quoi en faire. Et là, quelques années plus tard, je la vois autrement. Peut-être que je n’étais pas prêt techniquement, ou que je n’avais pas encore les bons outils, le bon oeil pour la travailler, pour l’activer vraiment. Et tout à coup, elle devient pertinente, je me dis : “Tiens, celle-là, en cyanotype, ça pourrait vraiment marcher.”
Ça m’arrive souvent la nuit, d’avoir des fulgurances. C’est pas hyper confortable, je fais des nuits blanches parce qu’une image me revient en boucle. D’un coup, panique : “Mais où elle est, celle-là ?!” Et puis s’enchaîne une obsession, genre “Est-ce que je peux tenter une solarisation ? Est-ce que les contrastes sont bons pour un virage ?” Et ça ne me lâche pas, je passe une semaine entière à tourner autour de cette image, à la triturer dans ma tête. Et puis, parfois, je la mets de côté parce qu’un autre projet me rattrape, mais elle reste dans un coin. Trois ans plus tard, elle réapparaît, et je me dis : “Ah oui, elle, je l’avais pas finie…” Et je reprends.
En fait, je vois mon travail comme un tout, un corpus. Pas juste des images indépendantes.C’est un ensemble mouvant, vivant, et certaines photos ont besoin d’être adaptées, recadrées, presque remodelées pour s’y intégrer. Et ça demande du temps, beaucoup de temps. Parfois, c’est simplement que je n’avais pas encore les clés pour comprendre ce qu’elles avaient à dire. Et puis j’ai un nouvel outil, une nouvelle technique, et là, c’est comme un enfant à Noël — faut que je teste, faut que je voie ce que ça donne sur cette image.
SHONA NOZOLINO
Tu as vraiment ce truc de l’obsession joyeuse, presque enfantine. Ce besoin de creuser, d’aller au bout, jusqu’à ce que tu aies enfin l’image que tu cherchais, ou peut-être même pas cherchée, mais ressentie.
SHONA NOZOLINO
C'est une de mes préférées.
J'aime beaucoup celle sur le canapé aussi.
ARASH KHAKSARI
Sur le canapé ? Celle-là ?
SHONA NOZOLINO
Oui celle là. Et cette image, tu peux nous raconter son histoire ?
ARASH KHAKSARI
Cette image-là, j’avais pas prévu de la faire. À un moment du shoot, la modèle voulait s’étirer. Et on est parti sur un truc complètement, rien à voir par rapport à la série. On en revient à l’accident.
SHONA NOZOLINO
Oh, elle s’est juste étirée alors ?
ARASH KHAKSARI
Oui elle était assise, et s’est étirée. De là, je lui ai dit quelque chose comme “attends, lève-toi, mets les deux mains comme ça.” J'adore les oiseaux. Et ça m'a beaucoup inspiré, de la photographier comme ça. C'était un accident, ça ne faisait pas du tout partie de la série. Absolument pas.
SHONA NOZOLINO
C’était quoi la direction de cette série alors justement ?
ARASH KHAKSARI
C'était une femme des années 1920, 1930. D'où les sourcils, le make-up. Les femmes artistes de l'époque qui jouaient dans des pièces de théâtre. Et c'était une série haute-joaillerie pour un magazine. Mais bon pour de la joaillerie, en vrai, ça collait pas trop. Donc finalement, on a changé d’idée, on est partis sur autre chose, on en a discuté pendant un édito, on a fait la série et on l’a publiée dans le magazine. Alors que finalement il y a zéro bijou. Comme quoi. C’est un vrai sentiment de liberté. S’il y a une inspiration devant nous, on ne va pas se couper les ailes.Tout ça me fait penser à un petit oiseau qui voudrait s’envoler mais qu’on empêcherait alors qu’il est prêt. Pourquoi ? Si on peut le faire, alors il faut le faire. Ça prend deux secondes. Et je ne regrette pas du tout de l’avoir fait. Et finalement le magazine était content. Donc parfois, c’est bien de ne pas se mettre de limite, et d’oser sortir du cadre.
SHONA NOZOLINO
Tu n'aimes pas la rigidité ?
ARASH KHAKSARI
Non, ça ne sert à rien. À part si c'est un job et qu'il y a un client, alors il faut qu'il soit content. C'est différent. Mais là, on s'amuse. Même pour un client, s’il est content sur le set, quand je rentre chez moi je me demande toujours : est-ce que je me suis amusé ? Et la réponse, c’est - pas toujours. On a des impératifs : il faut qu’on shoot ce look, mais il ne colle pas à la lumière qu’on a par exemple. C’est un truc avec des paillettes ou un truc orange, mais ça ne colle pas du tout au mood, au fond, à la lumière. Il faut le shooter parce qu'il y a un annonceur qui a payé. Mais du coup, ça sera quand même ma photo. Il y aura écrit gros Arash Khaksari. Du coup, si je ne peux pas m'amuser, je préfère en faire un par an, deux par an, où je m'éclate, qu'en faire 160 pour dire que je les ai faits. Ça ne m'intéresse pas.
SHONA NOZOLINO
Est-ce que tu dissocies les éditos des projets personnels ?
ARASH KHAKSARI
Complètement. Sur un projet perso, je m’éclate, je peux faire ce que je veux. Et c'est pour ça que j'ai envie de faire des projets personnels, pour faire des livres, pour faire des expositions, pour prendre une direction artistique et non pas une direction éditoriale pour dire que j'ai fait tel ou tel magazine.
C'est très bien, mais je ne serai pas fier de moi dans 20 ans en me disant : “J’ai fais 70 magazines.” Regarde, ça, c'est la collection d’Alaïa 2026. Très bien. Si je suis fier de la photo, oui, j'adore, c'est top. Mais si on m’a imposé un truc et que je n’ose même pas communiquer dessus, parce que je trouve que ça ne va pas —le stylisme, par exemple, mais que le magazine voulait absolument les shooter, ça ne me va pas.
Les magazines ont la main sur beaucoup de choses, le choix des modèles par exemple. J’en propose une autre “'Elle, ça ne vous intéresse pas. Mais croyez-moi, quand je vais la shooter, vous allez l'adorer.” Parce que je sais comment les ramener dans mon univers. Mais eux ne le savent pas, ce n’est pas eux qui vont faire ça.
Je dis toujours que j'aime l'accident. Je le recherche en permanence finalement. Je ne vois pas pourquoi quelqu'un d'autre doit chercher l'accident, tandis que moi je dois le produire seulement. Ça n'a aucun sens.
C'est bien à moi d'aller le chercher et de le produire sur le set, comme cette photo par exemple.
Cette photo, ce n'était pas prévu que je la fasse comme ça. On shootait et j'ai vu que la mannequin, pendant qu’elle attendait, parce que j'étais en train de regarder les images, elle jouait avec sa bouche. C'était un shooting mode. Finalement, j'ai fait de la beauté. Mais je ne sais pas, j'adore. Je lui ai dit : “Ne bouge pas”, et voilà, c’était un bel accident.
Ça, c'était une série haute joaillerie pour Louis Vuitton. Ça n’a pas été publié dans le magazine parce qu’ils ne voulaient pas de cigarettes à l’intérieur. Mais moi, je trouve ça dingue, c'est une bague qui peut être une bague de fiançailles. Et quand la cigarette est finie, elle pourrait tomber. Elle fume et quand la bague tombe, il faut qu'elle se marie. Elle veut fumer sa cigarette avant de prendre sa décision. Pour moi, ça a beaucoup de sens. Ça dépend comment on l'interprète, mais je comprends que ça puisse choquer.
Quel est l'intérêt pour moi si je ne m’amuse pas ? Je préfère réduire la quantité des éditos et en faire peu. Attention, il y a cependant beaucoup de magazines que j'adore !
SHONA NOZOLINO
Quels sont ces magazines ?
ARASH KHAKSARI
Par exemple, “Revue”, j’adore !
Ils te disent de faire un moodboard et on regarde ensemble. Ils respectent les artistes. Les artistes sont meilleurs lorsqu’on leur accorde une certaine confiance. C'est normal. Chacun a son propre style, son univers. Beaucoup se trompent sur la manière dont ils procèdent pour collaborer avec des artistes. Il faut donner une liberté et faire confiance. Ce n'est pas donner une liberté totale, c'est très bien de donner une direction un peu.
SHONA NOZOLINO
C'est assez intéressant quand même, le lien que tu as entre la liberté et les origines que tu as.
ARASH KHAKSARI
La liberté pour moi, c'est primordial. J’ai grandi dans un pays où je n’avais aucune liberté. En Iran, un homme ne peut pas porter un short. Vous vous rendez compte ? J'arrive en France, l'été, je suis directement en short. Mes pantalons, je les range en même temps que mes pulls en hiver.
On crée des images. Je comprendrais si j'étais à l'hôpital et que je devais administrer des doses de morphine à un patient. Il faut que ce soit surveillé, encadré.
Non, là on parle d'art. Les gens mélangent tout. Donc, j’ai fini par prendre des décisions : je préfère bosser sur mes projets personnels où je suis libre. Je sais m’adapter à une marque, à ses produits. Mais quand il s'agit de m'amuser, je veux vraiment m'amuser.
SHONA NOZOLINO
Dans tes journées, dans tes semaines, dans tes mois, dans tes années, il y a vraiment une forme d'équilibre. Je pense que tu es très conscient de ce que tu fais.
ARASH KHAKSARI
Oui, et du fait que chaque job remplit un rôle. Clairement. Quand je travaille pour un client, il y a des contraintes, mais quand je travaille pour moi, c’est la liberté. Bosser pour un client ne signifie pas que je m'en fiche. Il ne faut pas confondre ça. Non, au contraire, c'est là où je vais respecter à 200% la vision du client et ce qu'il veut.
Par exemple, je suis autodidacte en lumière. J'ai tout appris tout seul. Donc, je peux clairement réaliser ce qu'un client demande. Mais je ne vois pas pourquoi je dois faire un travail, disons artistique, où je ne m'exprime pas en tant qu'artiste, entre guillemets, de manière libre. Ce n'est plus un travail, c'est une commande.
Et ça l'a été il y a 20 ans. Lorsqu’on shootait pour tel ou tel magazine, c'était 300 à 500 euros la page. Ça ne l'est plus aujourd'hui. Par ailleurs, à l'époque, ils étaient plus libres. Maintenant, il y a plus des contraintes. Avant, on pouvait dire à Peter Lindbergh “Je te donne 20 pages dans Vogue Paris, fais ce que tu veux”. C’était génial.
Aujourd'hui, non, on te coupe les pattes. Et parfois, on ne te paye pas. Pour moi, ça ressemble plus à une commande. C'est ça qui me dérange. Je préfère réduire les quantités. Quand je réduis, c'est pour avoir cette liberté, pour pouvoir bosser avec les équipes que je veux. Des équipes qui ont à peu près la même vision que moi. Ils veulent aussi s'exprimer. Mais c'est compliqué aujourd'hui. Le papier se vend moins. Je sais que ce n’est pas évident de lancer un magazine.
SHONA NOZOLINO
Est-ce que tu veux nous parler de cette image-là, par exemple ?
ARASH KHAKSARI
Ça, c'était un édito pour The Altered States. C'était génial. J'avais fait le moodboard et le thème, c'était “Phénoména”. J'ai travaillé avec une belle équipe. Et c'est une très bonne amie, Jenneke, qui a fait le make-up sur ce shooting, des longs cils.
SHONA NOZOLINO
On adore le côté surréaliste, qui est très présent dans ton travail.
ARASH KHAKSARI
Oui, c’est un univers qui me parle beaucoup. On ne le voit pas beaucoup, mais il y a des longs cheveux que Pierre Saint Sever avait fait, c’était magnifique.
Ça, c'était pour une campagne pour une marque de sacs.
Je voulais absolument réaliser cette idée de ne pas avoir de vêtements, de tout recouvrir de plâtre, même ses chaussures. Comme si elle était bloquée. Je pense qu'on revient sur ce sentiment de liberté.
SHONA NOZOLINO
Et il n'y a pas de sac sur cette image.
ARASH KHAKSARI
Non, j'ai fait une photo sans le sac.
Elle ne pouvait vraiment pas bouger, une vraie performance !
Ah, et celle-ci.
Ça aussi, c'était un édito. On avait fait ça en Italie. Avec une mannequin qui s’appelle Lara. C’était la fin du shooting qui était à l’argentique. Et j’adore cet aspect bizarre. On voit un morceau du canapé. Et je ne voulais pas qu'on se pose de manière normale sur celui-ci. Je l’ai fait en paysage pour accentuer l’impression de longueur.
J'aime beaucoup cette image aussi.
C’était une bague Margiela et j’ai adoré la shooter. On ne la voit pas clairement, c’est plus subtil, et je trouve ça plus beau. On comprend sa forme, mais c’est artistique et selon moi, ça donne plus envie.
Je pense qu’on peut réaliser de belles campagnes, de bijoux par exemple, sans que ce soit trop évident qu’on souhaite mettre le produit au premier plan. “Regardez la veste ! Regardez le sac !” Oui, d’accord, mais moi là, la bague elle n’est pas le sujet principal et pourtant je la vois parfaitement.
J'aime bien cette main rose.
J'adore les mains. Le pouvoir d'une main est fascinant, on peut y voir tellement de choses. Ce qu'une main peut faire... Une main peut tuer, peut sauver. Un doigt peut appuyer sur une bombe nucléaire. Ça a tellement de pouvoir, une main. Et ça me parle. Je l’ai faite rose afin de l'accentuer.
Avant de partir, Arash nous montre ses carnets, qui l’ont suivis toute son enfance.
ARASH KHAKSARI
Je lis des choses, je les ai oubliées. C'est un carnet où j'écrivais des poèmes quand j'avais 12 ans. Je faisais aussi des dessins.
SHONA NOZOLINO
C'est fabuleux, ces dessins.
ARASH KHAKSARI
J'avoue, j'adore, avec les petits tampons, là. C'est une main de canard, je crois, parce qu'il n'y a que trois doigts. Bref, c'est des citations que j'écrivais.
“L'année dernière, c'était l'année des souvenirs. Et cette année, c'est l'année de la distance.”
Je crois que c'est parce que je venais d'arriver ici.
SHONA NOZOLINO
C'est dingue, l'âge que tu avais, c'est d'une maturité !
ARASH KHAKSARI
“Rappelle-toi des voyages que nous avons faits très loin,
mais des rêves que nous faisions très proches.”
J’ai du mal à me relire.
“On serait plus vieux que les nuages gris…”
C'est compliqué à traduire.
“Amoureux du soleil, mais main dans la main avec les nuages.”
Je crois que j'étais triste à ce moment-là, lorsque j'écrivais ça. Ça me fait penser à une vidéo d’Abbas Kiarostami. Le titre, il faut que je le retrouve... (Il parle du film Les élèves du cours préparatoire). Ce sont des enfants qui parlent. Le réalisateur leur pose des questions simples mais au début ils ne disent rien, ils sont timides. Alors il fait semblant de partir, résigné. Et l'enfant, il finit toujours par craquer. Ils racontent tous des choses qui sont très fortes.
Ah celui-là, je crois que je venais d'arriver en France.
“L'odeur du crayon de papier, une gomme.
Et que des gens nouveaux.
Tout est nouveau.
L'entrée du prof. Tout le monde se lève.
Pas moi.
Tout est nouveau.”
J'avais oublié ça. Je redécouvre tout ce que j’ai écrit dans ce carnet.
Je suis arrivé ici, et je n'ai plus rien écrit. Maintenant, je fais des photos.
“Tous ces souvenirs jetés, je les recommence ici. Je respire à nouveau.”
C'est là où ça devient universel. Le sentiment d'être perdu. Je crois que j'avais écrit tout ce que je ressentais au moment d’arriver en France. L'odeur des crayons, des gommes, tous les objets neufs, les papiers à l’école. Je crois que je venais d'arriver à 14 ans. Ça m'a marqué.
On se moquait beaucoup de moi. Je suis arrivé au collège et je ne parlais pas français. J’ai dû lire à voix haute et la classe a explosé de rire. Alors que j’avais tellement de choses à dire…
Le collège, c'est cruel. C'est cruel et surtout là où j’habitais, il n’y avait pas d’étrangers. J'étais un phénomène. “Il est nouveau, il vient d'Iran”. Ils ne savaient pas où ça se trouvait. Ça m'a touché.
Je me rappelle de mon premier cours, c’était un cours de français et j’ai dû m'asseoir à côté d’Anthony. Et bien c'est fou parce qu'avec Anthony, on se parle encore aujourd’hui. En 2017, on s’est revu, il m’a dit “Je me souviens du jour où tu as débarqué dans la classe et que tu ne savais pas parler un mot de français. Aujourd’hui, regarde où tu en es !”
Ça m’a énormément ému.

















