CONVERSATIONS 02
Conversations est un format éditorial qui rend compte de rencontres que nous avons à cœur de provoquer, de cultiver, et de partager avec des esprits créatifs, qui comme nous, partagent l’amour du beau, de la recherche esthétique et des histoires riches de sens. Au fil de ces discussions, nous explorons ensemble leurs trajectoires, inspirations, déconvenues, motivations, envies et récits, et tout ce qui se trouve à leurs croisées.
HUGO MAPELLI
Paris, avril 2025, rue du Faubourg du Temple : Conversation entre Hugo Mapelli, photographe, et Shona Nozolino, directrice du studio nina noten.
SHONA NOZOLINO
Bonjour Hugo, très heureuse de t’avoir parmi nous. Peux-tu te présenter, s’il te plaît ?
HUGO MAPELLI
Je m'appelle Hugo Mapelli et je suis photographe. Ce qui m’anime avant tout dans la photographie, c’est l’exploration.
J’ai découvert cette passion un peu tard. Je viens d’un milieu complètement éloigné de l’art, où les métiers artistiques n’étaient pas envisagés comme des options. Tout a changé lorsque j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme. Elle m’a ouvert à ce monde, m’a poussé à m’y intéresser sérieusement. La photo était déjà une passion depuis des années, mais je n’avais jamais osé la considérer comme une voie professionnelle. Je pratiquais simplement sur mon temps libre, sans imaginer que cela pourrait devenir un métier.
C’est elle qui m’a encouragé à aller à la rencontre de photographes professionnels, à comprendre les réalités du métier, à voir comment je pouvais y trouver ma place. À 30 ans, j’ai quitté mon emploi pour devenir stagiaire dans un studio photo. C’est là que tout a commencé. Une longue aventure.
Je pensais rester assistant pendant un an avant de me lancer. Finalement, j’ai assisté pendant dix ans. Et j’ai eu une chance incroyable de faire partie des équipes de grands noms comme Peter Lindbergh ou Hedi Slimane. Je dis bien équipes, car c’étaient de véritables projets collectifs, très intenses et passionnants à tous les niveaux.
Au départ, c’est l’aspect technique qui me fascinait. Mais en les observant, j’ai compris qu’il existait d’autres dimensions essentielles dans le métier de photographe. Des choses bien plus importantes que la technique : la relation humaine, la capacité à créer une connexion avec la personne qu’on photographie, mais aussi à fédérer une équipe sur un plateau. L’ambiance qu’on instaure sur un set se ressent dans l’image. Et c’est ça, finalement, qui fait toute la différence.
Ces dix années ont été incroyablement riches. Puis un jour, Peter nous quitte soudainement. Pour moi, ce fut un tournant. J’ai senti que c’était le moment de passer à autre chose, de me lancer à mon tour.
C’était le début d’une seconde vie, faite de recherche, de travail, d’expérimentations, pour essayer de trouver ma place en tant que photographe, dans cet univers immense et déjà très peuplé.
SHONA NOZOLINO
Est-ce que tu as l’impression d’avoir mis du temps à trouver ta patte ? Parce que tu as un style singulier aujourd’hui, que je trouve très fort. Comment y es-tu parvenu ?
HUGO MAPELLI
C’est drôle, parce que je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir une "patte". Je ne sais pas… Il faudrait peut-être poser la question à d’autres. Ce que je sais, c’est que j’ai une pratique, une sensibilité, une manière d’aborder les choses. Avec le temps, on développe des réflexes, des manières de faire, une certaine régularité dans ses choix, dans son regard — et c’est sûrement ça qui finit par créer une forme de cohérence, une empreinte.
Mais le mot patte me fait un peu peur. Je trouve qu’il évoque quelque chose de figé, de reconnaissable à tout prix. Moi, j’essaie justement de rester dans une forme d’instabilité volontaire.
Je dirais que ce qui me guide, c’est cette envie constante d’exploration. C’est presque un paradoxe : peut-être que mon "style", s’il existe, réside justement dans ce refus d’en avoir un trop défini. Ce qui m’intéresse, c’est de continuer à chercher, à inventer, à me surprendre.
SHONA NOZOLINO
Ton approche, assez expérimentale, c’est une manière de rester dans cette dynamique de recherche permanente ?
HUGO MAPELLI
Oui, complètement.
C’est une façon d’échapper à cette contrainte qu’on impose parfois aux photographes : celle de devoir incarner un style bien défini, presque une marque de fabrique. Et je le comprends très bien, j’ai assisté des photographes qui avaient des univers très puissants, très codifiés. Mais ce n’est pas ce que je recherche. Je ne me vois pas enfermé dans un cadre, aussi beau soit-il.
J’ai besoin de liberté.
J’aime profondément la photographie, mais j’aime aussi la diversité des formes qu’elle peut prendre. L’abstrait, la nature morte, le vivant — dans tout ce qu’il a de mouvant, de fragile, de vibrant. Je travaille aussi bien en très grand format, qu’en photogramme, qu’en images plus narratives… Et j’aime changer d’outils, de processus.
La photographie est un territoire immense, et j’ai envie d’en explorer un maximum.
SHONA NOZOLINO
Tu penses que c’est lié à une forme de peur de l’ennui ? Parce qu’il y a des photographes comme Paul Kooiker ou Paolo Roversi, par exemple, qui cherchent à installer quelque chose de plus stable, de plus durable.
Est-ce que tu vois ton travail comme une forme d’antithèse à ça ?
HUGO MAPELLI
Je ne sais pas… C’est peut-être une forme de recherche, oui. En tout cas, ce n’est pas quelque chose de conscient, ni de réfléchi. Mais peut-être qu’au fond, il y a en moi une envie de trouver un style.
Simplement, je ne me sens pas encore prêt à en définir un. Ou plutôt : je ne suis pas prêt à renoncer à tous les autres. Peut-être qu’un jour ça viendra, mais aujourd’hui, j’ai besoin de cette liberté.
Et finalement, ceux que tu mentionnes — Kooiker , Roversi — trouvent peut-être, eux aussi, une liberté dans la rigueur de leur propre langage. Une forme d’apaisement intérieur, dans cette recherche d’une image toujours plus précise, toujours plus juste. Une manière d’interroger sans cesse ce que l’on peut encore apporter au cadre, ce qui n’a pas encore été vu, ni dit.
SHONA NOZOLINO
Justement, ce serait intéressant que tu nous parles davantage de tes manières d’explorer. Quels outils utilises-tu ?
HUGO MAPELLI
Ma démarche est résolument exploratoire, parce que je considère qu’une image passe par plusieurs étapes.
Il y a d’abord la prise de vue, bien sûr : ce moment où l’on construit le cadre, où l’on décide ce qu’on y met, comment on interagit avec son sujet — qu’il soit humain ou non. Le décor, la lumière, la relation… tout cela compte.
Mais ensuite, vient une autre phase, tout aussi essentielle : l’interprétation de l’image.
Et c’est là que les outils entrent en jeu.
Le numérique a ses avantages, mais ce qui me parle le plus, ce sont les procédés historiques, notamment argentiques. Je travaille beaucoup avec des techniques anciennes comme le cyanotype ou le photogramme.
Ces procédés introduisent une forme de hasard, d’accident heureux. Il y a une part qu’on ne contrôle pas. Et c’est souvent là que naissent les images les plus justes — pas forcément celles qu’on attendait, mais celles qui finissent par nous toucher.
Avec le temps, on apprend à regarder autrement. En montrant ses images, on les comprend mieux. On les accepte, parfois on les aime plus.
Il y a, dans le geste photographique, quelque chose de profondément physique, de manuel, qu’on a un peu perdu. Or c’est pour moi le cœur du processus.
On reste des êtres humains, traversés par des émotions, influencés par notre environnement, notre humeur du moment… Et ça se ressent dans ce qu’on fait. Les erreurs — les vraies erreurs techniques — peuvent devenir des révélations. Encore faut-il leur laisser cette chance. Apprendre à les accueillir. Il y a des zones où on peut se permettre de rater.
Au début, je faisais tout moi-même : du développement à l’agrandissement. Aujourd’hui, j’ai compris ce que le développement pouvait m’apporter — et je sais aussi ce que je peux confier à d’autres.
Ce qui m’intéresse maintenant, c’est ce qui se passe dans la chambre noire. Le travail sur le papier, les textures, les lumières, la chimie.
Car là aussi, tout peut déraper : selon l’humidité, la température, ou juste une inattention. Et c’est cette imprévisibilité qui me fascine.
SHONA NOZOLINO
Ce que tu dis sur l’imprévisibilité, sur l’accident, je trouve ça vraiment intéressant. Parce que pendant tes premières années, on sentait un besoin de contrôle, une forme de rigueur… Peut-être aussi parce que ce n’était pas encore ton propre terrain.
HUGO MAPELLI
Oui, exactement.
SHONA NOZOLINO
Et là, aujourd’hui, dans la manière dont tu en parles, il y a quelque chose de presque joyeux. Tu accueilles l’erreur, tu l’acceptes.
C’est rare, surtout dans un monde où tout est fait pour l’éviter.
Alors, comment ça se passe quand tu travailles avec des marques ? Comment tu arrives à faire cohabiter ces procédés historiques avec les contraintes d’un projet commercial ?
HUGO MAPELLI
C’est vrai que ça peut être une source de stress, parfois.
Mais avec le temps et l’expérience des erreurs justement j’ai appris à les anticiper. Je sais à peu près où elles peuvent se produire, comment les contourner, et surtout comment avoir un plan B.
L’assistanat m’a beaucoup formé à ça. Quand on est assistant, on est le garant technique. On doit tout prévoir, tout maîtriser, et toujours avoir une solution de secours. Et aujourd’hui encore, ça me suit.
Par exemple, sur un projet commercial où j’intègre du cyanotype, s’il se fait à Paris, ce n’est pas très compliqué. Je peux préparer les papiers la veille ou l’avant-veille, et les utiliser le jour J.
Mais si je dois partir à l’étranger avec ces cyanotypes déjà préparé parce que je ne peux pas poser l’émulsion sur plaque là, ça devient plus délicat.
Je me demande si l’émulsion va réagir aux rayons du scanner à l’Eurostar ou bien, si les changements de températures ou de lumières altéreront le rendu ? Il y a toujours des imprévus. On ne sait jamais complètement.
Ce n’est qu’une fois la photo faite que l’on peut enfin respirer.
SHONA NOZOLINO
Et pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas le cyanotype, tu peux nous expliquer simplement ce que c’est ?
HUGO MAPELLI
Le cyanotype, c’est une émulsion photosensible, connue pour sa teinte bleue très marquée, un bleu prusse.
On l’applique directement sur un papier, puis on place un contretype ou un objet en contact avec ce papier. L’exposition aux UV révèle l’image. Ce que j’aime particulièrement, ce sont les photogrammes : on pose directement des objets sur le papier sensibilisé, et ce qui reste, c’est leur trace, leur ombre. Il y a quelque chose de très physique, très immédiat.
C’est une technique que j’ai pas mal développée dans mon travail, et que j’ai réussi à introduire aussi dans des commandes pour des clients. C’est toujours un défi, mais c’est passionnant.
La seule contrainte c’est ce ton bleu monochrome. L’avantage, c’est qu’on peut jouer avec l’émulsion, la teinter différemment, créer ses propres variations qu’on appelle des "virages", pour obtenir des nuances.
Et ce que je trouve très beau, c’est le fait de pouvoir choisir son papier — sa texture, sa transparence — et d’y appliquer soi-même l’émulsion. Il y a un vrai rapport au geste, à la matière.
J’aimerais aussi expérimenter le cyanotype avec des corps, mais c’est plus compliqué. Les temps de pose sont longs, il faut une forte exposition au soleil. Ça peut vite devenir inconfortable pour une personne à photographier…
C’est une direction que j’ai envie d’explorer.
Et puis il y a une autre contrainte, très concrète : l’espace.
Quand on “couche” l’émulsion, c’est le terme, il faut pouvoir le faire avec précision, dans un geste régulier. Et pour ça, il faut de la place.
Ce n’est pas la même logistique que les photogrammes argentiques, où les papiers existent déjà, en grands formats. Là, il y a toute une étape de préparation en amont, c’est aussi ce qui me plaît.
SHONA NOZOLINO
C’est marrant, parce qu’il y a un vrai lien avec cette notion de morphose, cette idée de transformation permanente, de réécriture des images.
Si tu devais nous donner ta propre définition de la morphose, ce serait quoi ?
HUGO MAPELLI
La morphose, pour moi, c’est pas tant que l’image change, c’est surtout le regard que je porte dessus qui évolue. Mon œil, ma sensibilité, tout ce qui se transforme en moi avec le temps modifie complètement ma façon de voir une image, même si elle est reste identique. Et parfois, je trouve une photo que j’avais complètement zappée, rejetée à l’époque, parce qu’elle ne m’allait pas, ou que je ne savais pas quoi en faire. Et là, quelques années plus tard, je la vois autrement. Peut-être que je n’étais pas prêt techniquement, ou que je n’avais pas encore les bons outils, le bon oeil pour la travailler, pour l’activer vraiment. Et tout à coup, elle devient pertinente, je me dis : “Tiens, celle-là, en cyanotype, ça pourrait vraiment marcher.”
Ça m’arrive souvent la nuit, d’avoir des fulgurances. C’est pas hyper confortable, je fais des nuits blanches parce qu’une image me revient en boucle. D’un coup, panique : “Mais où elle est, celle-là ?!” Et puis s’enchaîne une obsession, genre “Est-ce que je peux tenter une solarisation ? Est-ce que les contrastes sont bons pour un virage ?” Et ça ne me lâche pas, je passe une semaine entière à tourner autour de cette image, à la triturer dans ma tête. Et puis, parfois, je la mets de côté parce qu’un autre projet me rattrape, mais elle reste dans un coin. Trois ans plus tard, elle réapparaît, et je me dis : “Ah oui, elle, je l’avais pas finie…” . Et je reprends.
En fait, je vois mon travail comme un tout, un corpus. Pas juste des images indépendantes. C’est un ensemble mouvant, vivant, et certaines photos ont besoin d’être adaptées, recadrées, presque remodelées pour s’y intégrer. Et ça demande du temps, beaucoup de temps. Parfois, c’est simplement que je n’avais pas encore les clés pour comprendre ce qu’elles avaient à dire. Et puis j’ai un nouvel outil, une nouvelle technique, et là, c’est comme un enfant à Noël — faut que je teste, faut que je voie ce que ça donne sur cette image.
SHONA NOZOLINO
Tu as vraiment ce truc de l’obsession joyeuse, presque enfantine. Ce besoin de creuser, d’aller au bout, jusqu’à ce que tu aies enfin l’image que tu cherchais, ou peut-être même pas cherchée, mais ressentie.
HUGO MAPELLI
Oui, c’est exactement ça. Et parfois, je ne saurais même pas dire ce que je cherche. C’est juste une impulsion, un besoin de faire. De produire. Parfois ça n’aboutit à rien, parfois à des surprises. Mais ce qui me manque le plus, quand je suis embarqué dans des projets, des deadlines, loin de mon labo ou de ma chambre noire… c’est ça : faire. Me remettre dans ma bulle. Sortir des images, coûte que coûte. Même sans idée précise. Juste sentir la matière, la lumière, voir ce que ça donne.
Ces derniers temps, j’étais en pleine frénésie. Une sorte de boulimie d’images. Et c’est pas toujours gratifiant : pas le bon sujet, pas la bonne lumière, pas le bon moment. Mais parfois, il y a des accidents heureux. Comme ce polaroïd de tulipes. Rien n’était prévu. J’étais en train de répondre à des mails, rien de très exaltant. Et puis j’ai craqué. J’ai sorti la chambre, installé le trépied, fait la mise au point. Les tulipes étaient là, parfaites. Lumineuses. J’ai commencé à tester, à bidouiller. Et c’est en voyant le polaroïd que j’ai eu le déclic. L’image m’a suffi. J’ai pu revenir à mes mails. Sinon j’y serais encore.
SHONA NOZOLINO
Tu disais aussi à quel point tu respectes l’image. T’as ce rapport presque sacré à elle. Tu la refuses lissée, trafiquée. À l’heure où tout le monde retouche tout, c’est rare. Qu’est-ce qui te pousse à garder cette authenticité ?
HUGO MAPELLI
Oui… Je ne sais pas si c’est une qualité ou un travers, mais j’y reviens toujours. C’est une manière d’être fidèle à ce que je vois. Quand je commence un projet, certains outils me viennent en tête — pas par fétichisme, mais parce que je sens ce qu’ils peuvent révéler. Et plus j’avance, plus j’ai envie d’accepter les images telles qu’elles sont. Parce que souvent, elles sont plus vraies dans leurs défauts.
On vit dans une époque qui gomme tout. Moi, ce qui me touche, c’est le chemin. Le doute, la recherche, l’approximation. Ce que je retrouve chez les photographes argentiques, dans les vieux livres photo : cette sensation de lutte. D’imperfection assumée. Et ça, ça me bouleverse.
Je ne veux pas livrer des images parfaites. Si on doit retenir une chose de mon travail, j’aimerais que ce soit ça : le processus. Le temps, l’énergie, la maturation. Le fait que certaines images dorment dans le noir, puis se révèlent. Une couleur qui a viré, un bord qui craque… et c’est là que ça devient beau. C’est vivant.
Là, j’ai commencé à tester la gravure photo à l’encre. Et j’ai trouvé ça fou. Voir une image émerger lentement, dans la matière… c’est une autre temporalité. C’est fragile, imprécis. Mais justement : c’est ça que je cherche.
SHONA NOZOLINO
On sent que ce qui te guide, ce n'est pas le résultat. C’est le chemin. Ce que tu vis avec l’image. Le temps qu’elle prend à apparaître.
HUGO MAPELLI
C’est toujours difficile à formuler, mais ce qui me touche profondément, c’est le geste photographique — dans toute sa palette. Il y a évidemment le moment où on déclenche, mais aussi tout ce qui précède, ce qu’on décide de mettre dans le cadre… ou pas. Et même ne rien faire, c’est déjà un choix, un geste.
Ma pratique est très physique, très matérielle. On m’interroge souvent là-dessus. Mais au fond, ce qui m’importe, c’est l’image. L’image elle-même, ce qu’elle représente. L’outil intervient, bien sûr, il influence le rendu, mais il ne doit jamais éclipser ce que l’image raconte.
SHONA NOZOLINO
Tu veux nous montrer ce que tu as apporté ?
HUGO MAPELLI
Oui, c’est un projet autour du collant, je les ai photographié sur des mannequins et en nature morte. J’en profite pour explorer tous les outils qui m’obsèdent en ce moment : polaroïds, photogrammes, cyanotypes…
Ce que j’aime dans les projets perso, c’est cette liberté totale. Je ne suis pas contraint par le temps, ni par les attentes d’un client. Je peux tester, me tromper, revenir. La chambre me fascine pour ça : l’image apparaît telle quelle, brute, sans filtre. Et parfois, c’est exactement ce que je cherchais sans le savoir.
SHONA NOZOLINO
Et toutes ces techniques… tu les as apprises comment ? Tu parlais tout à l’heure de l’encre, mais où trouves-tu l’inspiration ?
HUGO MAPELLI
Je lis énormément de livres photo. Et ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est de comprendre la démarche des photographes, pas juste leurs techniques. Qu’est-ce qui les a inspirés ? Quelles ont été leurs intuitions ? Par exemple, quand j’ai découvert Man Ray, je me suis demandé : comment en est-il arrivé à ses solarisations ? Comment ces “accidents” sont-ils devenus des œuvres ? Il fallait une sensibilité particulière pour ne pas les rejeter.
C’est cette curiosité qui m’a ouvert à plein de procédés oubliés, notamment autour de la couleur. Je cherche des couleurs "pures", qui ne soient pas manipulées numériquement. Des couleurs qui surgissent d’un procédé et qui me parlent directement.
Le polaroïd, par exemple, me fascine. C’est presque vivant. Les couleurs varient, se modifient, mais il y a une justesse, une matérialité incroyable. Il m’est arrivé d’avoir des accidents de chimie, une image qui bave, une autre qui se superpose… Sur le moment, je me dis que c’est raté. Et puis en la revoyant plus tard, je trouve ça magnifique. C’est organique.
SHONA NOZOLINO
Et cette image-là, je la trouve très forte. Tu peux m’en parler un peu ?
HUGO MAPELLI
Celle-ci, c’est particulier. En la faisant, j’ai eu l’impression de toucher quelque chose qui ne m’appartenait pas. Une esthétique que je respecte, mais que je n’assume pas encore pleinement. C’est une image que j’ai un peu malmenée, la chimie a craqué, la couleur n’était pas prévue… C’est une surprise totale. Et c’est peut-être pour ça que je ne me sens pas encore prêt à la montrer.
J’ai apporté ce que j’appelle ma “boîte à exploration”. C’est là que je mets toutes les images produites de manière compulsive. Quand j’ai besoin de m’enfermer dans la chambre noire, je prends ce que j’ai sous la main et je produis. Il y a souvent des ratés, mais parfois aussi des pépites. Des accidents heureux.
Par exemple, j’ai shooté une paire de chaussures, un peu au hasard. J’ai testé, j’ai poussé les limites. Il y a cette image bleue, très chimique, très organique. Je l’aime bien. D’un point de vue plus rigoureux, je me tournerais peut-être vers d’autres images, plus maîtrisées.
Beaucoup de ces tirages sont des calotypes, donc faits directement sur papier. Pas de négatif, pas de possibilité de reproduction. Chaque image est unique, fragile. Soit elle est là, soit elle ne l’est pas. Et tant qu’elle n’est pas sortie du bain, tout peut basculer. C’est ce qui me fascine.
Il y en a une, notamment, que je trouve presque hypnotique. La lumière, les teintes, tout s’est aligné. Et je ne suis même pas sûr de pouvoir la reproduire un jour. C’était un moment pur, brut. J’avais cette fleur devant moi, j’ai sorti la chambre, je n’ai même pas vérifié la date de la chimie. Et l’image est apparue, comme ça. Juste.
SHONA NOZOLINO
Tu as déjà pensé à faire une expo ?
HUGO MAPELLI
Oui, bien sûr. Mais je crois que c’est le dilemme de tous les photographes : on ne se sent jamais totalement prêt, jamais légitime. Surtout quand on est dans une démarche expérimentale, où on explore sans cesse. On a toujours l’impression d’effleurer quelque chose qu’on aimerait montrer… mais il faudrait produire plus. Et quand on pense que l’expo pourrait avoir lieu dans six mois, on se dit qu’on aura peut-être évolué d’ici là, avec un nouveau procédé, une nouvelle envie. C’est sans fin.
Mon travail artistique a vraiment commencé avec un projet d’abstractions sur négatifs, sans appareil photo. J’avais mis au point un système pour exposer des négatifs directement au soleil. C’était compliqué : il fallait filtrer la lumière, la maîtriser, pour créer des dégradés, des nuances, des couleurs intéressantes — tout ça par procédé argentique. C’est là que ma démarche a pris forme.
Ce qui me touche, c’est l’émotion. L’abstraction, c’est ça : se perdre dans la couleur, dans une image, et y projeter ses souvenirs, ses ressentis. Il y a quelque chose de très personnel dans mes choix chromatiques aussi. J’ai un frère jumeau : j’étais souvent habillé en bleu, lui en rouge. Cette dualité revient régulièrement dans mon travail. Le rouge a cette capacité à susciter une réaction physique, à accélérer le rythme cardiaque. Le bleu, lui, apaise.
J’ai aussi travaillé sur des grands cyanotypes. J’aime leur précision et leur texture. C’est une technique très riche, presque picturale. On peut y voir des coups de pinceau, des contours flous dus au vent, des amas de matière… Mon idée, c’était de recréer un ciel étoilé. C’est une technique qui demande beaucoup de préparation, parfois même avant que le client ne formule sa demande.
Je crois que ce qui compte, c’est de faire. Faire avec ce qu’on a sous la main. Avant même de penser au sujet, au message, à l’intention, il y a ce geste fondamental : produire une image.
SHONA NOZOLINO
Et si tu devais laisser un message dans 30 ans ?
HUGO MAPELLI
J’aimerais qu’on se libère un peu de cette obsession de la perfection. Les corps, les images, tout est trop lisse. Les réseaux sociaux accentuent ça : ils imposent un rythme de production, une image parfaite, constante. Et ça influence non seulement la façon dont on regarde les autres, mais aussi comment on regarde notre propre travail.
Je pense qu’il faut s’autoriser à ne pas être parfait. À juste faire, par plaisir. Prendre le temps. Parfois une image mérite d’être montrée, parfois non, et c’est très bien comme ça.
Dans 30 ans ? Franchement, je ne sais pas. Ce sera la surprise. Mais je n’ai pas besoin de public pour continuer à produire. Même s’il ne reste plus personne, l’abstraction, elle, me passionnera toujours. J’ai une pratique artisanale, instinctive. Si un jour je m’oriente davantage vers la photographie d’art, ce sera avec cette même envie : créer des images libres, sans répondre à aucune norme.
SHONA NOZOLINO
Merci Hugo, c’était très riche.
HUGO MAPELLI
Merci à vous toutes. C’était vraiment un beau moment.









